jeudi 27 mai 2010

La fin d’une vie

Le bénévolat peut prendre des formes très variées… Venue aider mon amie indienne, Sujata, à monter son projet de maison d’accueil pour orphelins et personnes âgées, je me suis retrouvée au chevet de sa belle-mère mourante. J’ai vécu avec elle des moments particulièrement forts et émouvants.

Rajalaxmi, fille unique d’un médecin qui l’adorait, a grandi entourée de 10 servantes. Son mari aussi la choyait, ils ont eu 7 enfants ensemble. Puis la vie a été plus difficile avec elle. Elle a perdu son époux brutalement lorsque la petite dernière n’avait que 2 ans. Malgré son statut de veuve, situation très difficile à vivre en Inde, elle a réussi à élever seule et à donner une bonne éducation à ses 5 filles et à ses 2 fils, et à tous les marier.

Quand je l’ai connue en décembre 2009, elle était déjà alitée, n’arrivant plus à se retourner toute seule dans son lit, et elle souffrait beaucoup physiquement. En Inde, il est impensable de mettre une personne âgée dans une institution spécialisée ou un hôpital : elle doit s’éteindre chez elle, au milieu des siens qui ont pour devoir de lui donner tous les soins et l’affection nécessaires. Il s’agit plus précisément de la responsabilité de ses filles et belles-filles. Au début de mon séjour dans la famille de Rajalaxmi, quand je m’asseyais à ses côtés, je ne savais pas trop comment lui tenir compagnie. Elle me parlait en bengali ; sur les conseils de mon amie, je répondais « hun ! » (oui) à ses questions, auxquelles je ne comprenais rien, pour ne pas la contrarier. Elle voulais toujours que je m’assois à ses côtés, alors j’ai eu l’idée de lui lire à voix haute le livre Zhuan Falun (le livre clé du Falun Dafa). Bien qu’elle soit presque totalement sourde et ne comprenne pas le français, elle a tout de suite aimé ça. Elle disait à tous que j’étais une bonne fille, que les dieux m’avaient amenée dans sa maison pour que je lui donne des enseignements. Elle voulait aussi apprendre l’anglais. Malgré ses souffrances, elle avait conservé un sens de l’humour qui se lisait dans ses yeux et son sourire. Nous sommes vite devenues amies, et lorsque je m’apprêtais à partir après un séjour de plus de 2 semaines, elle ne m’a laissé la quitter uniquement parce que je lui ai promis de revenir bientôt.

Trois semaines plus tard, son état avait beaucoup empiré. Elle n’arrivait plus à ouvrir les yeux ni à parler, et souffrait encore plus. Les 2 premier jours de ce second séjour chez elle, j’ai été très occupée et n’ai presque pas pu passer de temps à son chevet. Le 3ème jour, quand je suis entrée dans sa chambre, sa main était crampée sur l’accoudoir d’une chaise. Je me suis assise et lui ai pris la main, qui s’est agrippée à la mienne à la manière d’une personne en profonde détresse. J’ai commencé la lecture de Zhuan Falun, et progressivement j’ai senti sa main se décontracter. À plusieurs reprises, elle a fait de gros efforts pour ouvrir un œil et essayer de faire le focus. Je ne sais pas ce qu’elle a réussi à voir, mais je suis persuadée qu’elle savait que j’étais là. J’ai continué à lire, elle était de plus en plus sereine. Au bout d’une heure 30, Sujata est venue voir ce qui ce passait dans cette pièce : « Depuis que tu es avec elle, je ne l’entends plus se plaindre, ni gémir de douleur. Je veux savoir ce qui est écrit dans ce livre ! ». J’ai lu encore un peu. À 3 reprises, mon cœur a fait un bond : elle avait arrêté de respirer pendant quelques secondes ! Elle était si tranquille. La vie tient à si peu ; il suffit d’arrêter de respirer… Quelques secondes de plus, et ça en aurait été fini de toutes ses souffrances : quelle simplicité… Mais elle n’était pas encore prête à partir.

Le lendemain, jour de la Puja de Saraswati, j’ai passé toute la journée à l’école de filles pour assister aux cérémonies. Puis, je me suis installée à nouveau près de Ralalaxmi, mon livre à la main, et j’ai passé la soirée avec elle. Alors que je l’avais toujours vue avec une main coincée entre l’oreiller et sa joue, elle m’a donné ses 2 mains : l’une dans la mienne, l’autre autour de mon poignet. Il fallait bien que je garde une main libre pour tenir le livre ! Je la sentais plus décontractée que la veille. La communication et la tendresse que nous avons échangées par le contact de nos mains resteront pour toujours gravées dans mon esprit comme un moment fort de mon existence. J’étais fatiguée, mais j’ai continué la lecture jusqu’à 23h. Je tenais à finir le chapitre, je savais qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. En effet, le lendemain matin, à 9 h, elle s’est éteinte sans un bruit, dans son lit. Son fils, sa belle-fille Sujata et l’employée de la maison s’en sont rendu compte alors que cela venait de se produire. J’ai ensuite pu voir tous les préparatifs de son corps pour la crémation ; mais ça, c’est une autre histoire…

Rajalaxmi m’a donné une grande leçon sur la vie, la souffrance et la mort. Malgré toutes les différences culturelles et l’impossibilité de communiquer par les mots, nous avons trouvé d’autres façons de nous rejoindre. Je ne l’oublierai jamais.